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Extraits de La Falaise 

« Allez-y, suivant ! Bonjour, vous êtes ?... Attention au petit badge, il faut qu’il soit toujours bien lisible. Hein… Michel, c’est ça ?» Michel baissa la tête en espérant que l’attention qui se porte sur lui se détourne très vite. Il est comme ça Michel, il n’aime pas trop être le centre d’attention, comme la plupart des autres occupants de la salle d’ailleurs.
« Si vous êtes tous ici présents aujourd’hui c’est pour votre cours de préparation à l’entrée dans l’univers parallèle de la vie. J’espère que vous avez tous bien payé votre cotisation, sinon au pire votre famille ou vos amis s’en chargeront.
Ce qu’il faut savoir tout d’abord, c’est que cette action est irréversible. C’est un choix certes, mais c’est votre choix et celui de personne d’autre. On est bien d’accord ? »

Des oui disparates se font entendre aux quatre coins de la salle…

« Bon sang un peu de nerf ! »

Arielle avait l’habitude de cette désinvolture des gens qui n’attendent plus grand chose de la vie. Malgré les années d’expérience elle ne comprenait toujours pas pourquoi les gens souhaitaient passer de l’autre côté. Comme elle le disait souvent aux deux psychologues de la maison, Lucas et Julian, « Comment peut-on décider de faire le grand saut sans savoir où l’on met les pieds ? » Lorsque Maurice et Jacqueline décident de partir au Maroc, ils se renseignent avant. L’hôtel, les photos, les commentaires sur TripAdvisor, tout est passé au crible… et ce n’est que pour quelques jours… Alors que penser d’un séjour « all inclusive all time » se disait Arielle…

Il faut dire cette brave jeune femme n’a jamais connu de grandes difficultés dans la vie. Il y a bien eu la mort de son mouton Bichette mais après quelques bouchées de l’être aimé sa mort n’avait plus tout à fait le même goût.
 

Cela fait sept ans qu’Arielle travaillait dans la Maison de la vie parallèle. Evidemment, sa famille et ses amis avaient trouvé étrange le choix de son orientation professionnelle. Arielle répétait sans cesse que le travail agricole n’était pas son truc et qu’elle voulait participer à quelque chose de plus grand. « Quelque chose de plus grand ? Faire mourir les gens ? Mademoiselle, notre mission à nous est de les nourrir ! » répondait alors systématiquement l’oncle Antoine. Et c’est à cet instant que la discussion tournait à l’orage. Les cris et les maux faisaient trembler la maison. 

Revenons à nos moutons. Après avoir appris les différentes techniques de l’entrée dans l’univers parallèle de la vie, puis pratiqué les exercices d’entraînement mis au point par le ministère de la santé et du sport, la séance se finit. Les stagiaires partent les uns après les autres, retournant à leurs passe-temps et autres activités quotidiennes. François par exemple, occupe ses temps morts à prendre soin des oiseaux de l’entrée.
Lorsque le soleil s’éteint dans la mer, les stagiaires se couchent dans de beaux draps tissés à la main probablement par de charmantes jeunes femmes discutant et riant. La nuit la Maison semble calme et pourtant si l’on tend l’oreille on peut entendre le murmure des stagiaires. Ils se remémorent dans leur sommeil leurs joies et leurs peines, surtout leurs peines…
Le lendemain comme si tout s’était envolé, leur séjour semblait reprendre son cours tranquillement : trois repas par jour et cinq fruits et légumes. Il faut bien ça pour entrer dans la vie parallèle.
C’est d’ailleurs aujourd’hui que les oiseaux vont voler vers d’autres cieux… pour finalement revenir à la maison, au grand dam d’Arielle. En effet, lors de la mise en place de la maison, les administrateurs avaient décidé que les oiseaux seraient à usage unique, que les stagiaires méritaient bien ça. Finalement un audit ministériel avait conclu que cela coûtait trop cher à l’Etat, qu’il fallait donc recycler, malgré les nombreuses protestations, manifestations et pétitions d’Arielle et des autres hôtesses de la maison.
Parfois, Arielle parvenait presque à envier les stagiaires :
1. ils allaient bientôt connaître le secret de la vie parallèle,
2. chaque semaine ils partaient alors qu’elle restait toujours dans le même trou paumé,
3. et pour finir, ils n’auront plus à subir les névroses et autres troubles psychiatriques de leur famille, enfin s’ils ont la chance de ne pas croiser leurs aïeux décédés.

En retournant dans la cuisine, elle croisa François dans le couloir qui pour la centième fois, mais fatalement la dernière, lui demanda o​ù Ã©tait passé son nounours « tu sais celui avec le nez rouge et l’étoile blanche ».

« Oui je sais François… Tu as regardé sur le banc derrière la maison ? »
« Le vert ? »
« Exactement ! »
François quitta la pièce en courant, poussé par une foi enfantine et revint comme il était parti.
« Oh merci ! Merci mille fois Arielle ! » lui répondit-il alors les larmes aux yeux son nounours Clowny greffé au bout du bras.
Clowny était né un matin de Noël au pied d’un sapin. Quand François l’avait découvert au fond du carton à cadeaux quelque chose s’était passé. Jamais, je dis bien jamais, ces deux là ne furent séparés plus de deux heures. Même lorsque François avait miraculeusement trouvé un travail, notre jeune garçon se débrouillait toujours pour le cacher dans sa sacoche ou ailleurs. Sans grand génie, le nom de Clowny lui avait été inspiré le nez rouge qu’arborait la peluche.
Dans la salle adjacente, Gérard lui demanda si on pouvait lui faire parvenir un disque live de Bob Dylan au Nippon Budokan. Il voulait se remémorer les vacances avec son père en 1978 à Tokyo. Il se rappelait ce moment magique ou son père lui avait annoncé qu’ils partaient tous les deux en vacances à l’autre bout du monde. Sa mère ne s’était pas gêné pour exprimer son mécontentement, mais quand papa décidait il n’était plus question de le contredire. Ils avaient alors découvert les jardins du Palais Impérial, la cérémonie du thé servie par une délicate geisha, mais aussi et surtout, expérimenté la musique live de Bob Dylan dont les souvenirs secouaient parfois la tête de Gérard.   

Comme à son habitude, Arielle était satisfaite de ce bonheur qu’elle pouvait facilement apporter à ses petits protégés. Requinquée par le sentiment du travail bien fait, elle arriva enfin dans la cuisine ou elle découvrit André entrain de goûter une dernière fois aux délices du palais. « Dois-je interrompre cet excès de gourmandise ? » se demandait Arielle, « ou a-t-il le droit à un ultime plaisir ».
Jamais elle n’avait vu un comportement du genre. En général, peu de temps avant l’envol, les stagiaires sont comme d’habitude, c’est-à-dire léthargique !

Cela faisait déjà quelques jours qu’Arielle l’observait et que son comportement lui semblait curieux. Pour commencer, il était charmant et ne se négligeait jamais. Rasé de près et parfumé, il semblait prendre plaisir à côtoyer les hôtesses de la maison. Chaque matin, il avait un petit mot délicat pour Chantal et chaque soir un geste tendre pour Sheila, jeune divorcée au grand cÅ“ur. 
Non vraiment, quelque chose ne tournait pas rond chez André.

Arielle retourna à son activité préférée du moment : l’écriture. Elle s’était mis en tête depuis plusieurs semaines de publier (avant même d’avoir écrit) ce qui se passait dans cette maison, maison oh combien mystérieuse pour le commun des mortels. Elle était persuadée qu’en sortant son livre elle ferait un carton, carton évidemment prolongé par les fêtes de Noël.
Une page manquée à son cahier d’écriture, une page vierge déchirée à la va-vite. Cette découverte l’a mis hors d’elle, se surprenant elle-même à maugréer contre ce qu’elle appelait quelques instants plus tôt ses « petits protégés ».
« Ils sont bien tous les mêmes avec leur face de pauvres petits malheureux, mais ce ne sont que des égoïstes, insensibles et malhonnêtes ! »
Alertée par ces cris de fureur, Chantal se précipita dans la cuisine et découvrit ce crime écrivassier.
« Tu avais écrit sur cette feuille ? » lui demanda-t-elle innocemment.
« Bien sûr que non, mais cette feuille est et restera le symbole de mon espace créatif violé à jamais. »
François (toujours accompagné de Clowny) s’avança vers Arielle et lui tendit son brave nounours comme une offrande à la déesse offusquée. Enervée mais humaine… Arielle caressa Clowny quelques instants et le rendit à son heureux propriétaire.
« Va rejoindre les autres maintenant. Votre rendez-vous intime des stagiaires va bientôt commencer. »
Ce rendez-vous intime, comme l’appelait Arielle, s’apparentait plus en réalité au rendez-vous de la dernière chance. Alors que les stagiaires pensaient profiter d’un dernier moment avec leurs semblables sacrifiés, caméras et micros captaient leurs échanges.
Les psychologues étaient attentifs à ce qui se dégageait de chaque stagiaire. Un geste, un mot qui aurait pu trahir un doute sur leur envol....

​"Les lettres dansent sur le papier, les mots interprètent la chorégraphie sans écart et sans hâte. Comme toujours André s’épanche sur le papier comme un enfant dans les bras de sa mère. Il ne veut plus quitter cette feuille qui lui donne l’impression d’exister, de réécrire l’histoire telle qu’il aurait aimé la vivre.  Alors qu’il rédige cette lettre, André perd contact avec la réalité. Il ne sait plus très bien qui il est, ni où il est. Qu’importe, dans quelques heures André mettra fin à son histoire…"​

Velléités ou tentatives d'écriture...

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